lundi 13 octobre 2014

Grandes traversées

















La Cinémathèque de Toulouse propose une intégrale des films d’Andrei Tarkovski au cœur d’une programmation célébrant les «poètes du cinéma soviétique».

Fruit d’un long compagnonnage avec la cinémathèque de Moscou, la Cinémathèque de Toulouse est dotée d’un riche fonds de films soviétiques: le cinquantième anniversaire de l’archive toulousaine est donc l’occasion de revenir sur ces «poètes du cinéma soviétique» que furent Sergueï Paradjanov, Alexandre Dovjenko, Artavazd Pelechian, autour d’une intégrale des films d’Andreï Tarkovski. 


«Je suis né en 1932 sur les bords de la Volga dans la maison de mon grand-père où mes parents étaient allés se reposer…»(1), racontait Andrei Tarkovski en 1969, à Michel Ciment, dans la revue Positif. Le cinéaste poursuivait: «J’ai terminé l’École de musique, j’ai fait de la peinture pendant trois ans – tout cela pendant les études à l’école secondaire. En 1952 je suis entré à l’Institut des langues Orientales où j’ai appris l’arabe. J’ai quitté cet institut au bout de deux ans parce que j’ai compris que cela ne me convenait pas… Ensuite, j’ai travaillé pendant deux ans en Sibérie, faisant de la prospection géologique, après quoi, en 1954, je suis entré au VGIK. En 1960, je suis sorti du VGIK(2)

Évoquant sa conception du cinéma, il précisait alors : «Je respecte profondément S.M. Eisenstein, mais il me semble que son esthétique m’est étrangère et franchement contre-indiquée. Dans ses derniers films, comme "Alexandre Nevski" et "Ivan le Terrible", qui sont filmés en studio, il ne fait que fixer sur la pellicule les esquisses dessinées à l’avance – et cela ne me convient pas du tout car j’ai une tout autre conception du montage. Je considère que le cinéma est l’art le plus réaliste, en ce sens que ses principes s’appuient sur l’identité avec la réalité, sur la fixation de la réalité dans chaque plan pris séparément – ce que l’on trouvait chez Eisenstein dans ses tout premiers films. La spécificité du cinéma consiste à fixer le temps, et le cinéma opère avec ce temps saisi, comme avec une unité de mesure esthétique que l’on peut répéter indéfiniment. Aucun autre art ne dispose de ce moyen. Et plus l’image est réaliste, plus elle est proche de la vie, plus le temps devient authentique, c’est-à-dire pas fabriqué, pas recréé… Il est, évidemment, et fabriqué et recréé, mais il se rapproche à tel point de la réalité qu’il se confond avec elle(1)

Premier de ses sept longs métrages, "l’Enfance d’Ivan" remporte de Lion d’or à Venise en 1962. Ce film de guerre s’affranchit du patriotisme de rigueur et se nourrit de l’héritage de Dovjenko.
Andrei Tarkovski avouait à ce sujet: «Si l’on doit, à tout prix, me comparer à quelqu’un, cela devrait être à Dovjenko. Il fut le premier réalisateur pour lequel le problème de l’atmosphère était particulièrement important, et il aimait passionnément sa terre. Je partage son amour pour ma terre, et je le sens pour cela très proche de moi. Plus encore: il faisait ses films comme des potagers, comme des jardins. Il les arrosait lui-même, faisait pousser tout de ses propres mains… Son amour de la terre et des hommes faisait que ses personnages poussaient, pour ainsi dire, de la terre même, ils étaient organiques, achevés. Et je voudrais beaucoup lui ressembler dans ce sens.»(1)

En 1969, "Andrei Roublev" (photo) fut retiré de l’affiche par les autorités soviétiques dès sa sortie. Pur chef-d’œuvre, ce portrait d’un célèbre peintre d’icônes du XVe siècle approche le mystère de la création et aborde la place de l’artiste dans le monde. Trois ans plus tard, il répond avec "Solaris" au "2001, l’Odyssée de l’espace" de Stanley Kubrick, qu’il n’apprécie guère. Il connaît ensuite un véritable succès populaire avec "le Miroir", ou les confessions imprégnées d’éléments autobiographiques  d’un quadra à l’approche de la mort. 

En 1979, "Stalker" creuse le sillon de la quête d’un graal: deux personnages traversant une zone interdite suivent un guide vers une chambre où seront exaucés «leurs vœux les plus secrets». Tarkovski s’exile ensuite pour fuir la bureaucratie soviétique et réalise "Nostalghia" en Italie, récit autobiographique de l’exil. Il tourne son dernier film, "le Sacrifice", sur l’île suédoise où réside Ingmar Bergman, et meurt d’un cancer à Paris, en 1986. Tarkovski laisse une œuvre qui se vit comme une expérience temporelle, énigmatique et douloureuse. Une traversée spirituelle qui rejoint l’universel.

Jérôme Gac


(1) Michel Ciment, "Petite planète cinématographique" (Stock, 2003)
(2) École de cinéma

 

«Tarkovski et autres poètes du cinéma soviétique», du 14 au 29 octobre 2014, 
à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 11.

lundi 8 septembre 2014

Il est libre Jim


















Cinéaste américain et indépendant, Jim Jarmusch fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse.
 

«Je me suis lancé dans la réalisation de "The Limits of Control" (2009) en enlevant tout ce que le public pourrait en attendre, le drame, l’action, le sexe, non par esprit de provocation, mais pour défendre l’idée que le cinéma est un art qui peut être mineur, personnel, poétique et libre», assurait dernièrement Jim Jarmusch, cinéaste qui fait actuellement l'objet d'une rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse

Figure emblématique et indétrônable du cinéma indépendant américain, Jim Jarmusch est issu de la scène new-yorkaise de la fin des années 1970. Il raconte à ce sujet: «C'était une scène vraiment dissidente, assez romantique, où l'on se sentait comme des hors-la-loi. En communion avec les poètes maudits du XIXe siècle dont on empruntait l'attitude ou le patronyme (Tom Verlaine, Amos Poe, Richard Hell...). À l'époque, je me voyais d'ailleurs devenir poète ou guitariste plutôt que cinéaste. Dans cette bande, personne ne se laissait enfermer dans un simple registre. Nous avions le formatage en horreur. Patti Smith peignait, écrivait et travaillait avec le photographe Robert Mapplethorpe, Alan Vega faisait des sculptures, Jean-Michel Basquiat était DJ... Nous poursuivions l'héritage des poètes de la Beat generation, qui vivaient à des années-lumière du monde du commerce et n'avaient d'autre ambition que de s'éclater dans tous les domaines.»(1)
 

Révélé à Cannes par le noir et blanc beckettien de "Stranger than Paradise", sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs, il quitta le festival avec la Caméra d’or en poche et Wim Wenders avec la Palme d’or pour "Paris Texas". C’était il y a tout juste trente ans, en 1984. Lentement mais sûrement, Jim Jarmusch s’est imposé dans le paysage du cinéma d’auteur avec une série de films contemplatifs et nocturnes. À la croisée du road-movie et du burlesque keatonien, ses héros souvent mélancoliques tentent de trouver leur place dans un monde dont ils sont exclus. 

Le cinéaste assurait en 1989: «Lorsque tu vois un film de Lucas ou de Spielberg, tout le monde est blanc, tout le monde est chrétien, tout le monde appartient à la middle class, tout le monde a les mêmes valeurs – l’argent, la famille, l’efficacité économique. Tout cela va de soi. Ça m’ennuie, ça me fatigue… Ça ne m’intéresse vraiment pas d’écrire un film sur les Américains moyens.»(2)

Le cinéma de Jarmusch est le lieu de la rencontre. Sur leur route, les personnages se frottent à d’autres individus, le temps de quelques scènes ("Dead Man", "Broken Flowers") ou pour le temps d’un film ("Stranger than Paradise", "Down by Law"). Dans "Night on Earth", Jarmusch fait le tour du monde en cinq sketches, mettant en scène dans chacun d’eux un chauffeur de taxi au volant avec son client. Soit un hommage à la planète cinéma, à travers la présence d’acteurs vus chez Cassavetes (Gena Rowlands), Fassbinder (Armin Mueller-Stahl), Ferreri (Roberto Benigni), Pasolini, Kaurismaki, Doillon (Béatrice Dalle), Claire Denis (Isaach de Bankolé). 


Jim Jarmusch confesse: «Lorsque vous vous retrouvez devant une feuille, la notion de forme est tout ce qui importe, plus que le sujet. Prenez le "Decameron" de Boccace, des gens se retrouvent dans un endroit et se racontent des histoires. Tous les récits s'emboîtent les uns aux autres. Une mise en abîme vertigineuse ! Cette construction narrative a directement inspiré la structure de mes films, "Night on Earth" et "Mystery Train". La littérature a toujours irrigué mes films: "Les chants de Maldoror" dans "Permanent Vacation", William Blake dans "Dead Man", Robert Frost dans "Down By Law". Avant de commencer un film, je ne sais jamais quelle forme il va avoir, alors je tourne un maximum de choses. Le scénario est comme une carte dont le film a besoin. Au montage j'écoute mon film et j'affine les choses(3)

En 1996, Jim Jarmusch filme la tournée de Neil Young avec le groupe de garage-rock Crazy Horse. De cette épopée musicale naît un documentaire : "Year of the Horse". Cette expérience est le fruit d’une première collaboration entre le cinéaste et Neil Young qui composa la musique de "Dead Man", en 1995. La musique est étroitement liée à la filmographie de Jim Jarmusch ; ce dernier affirme: «La musique est la source de mes films. Les disques que j'écoute avant d'écrire un scénario font naître mes idées, me suggèrent la direction à prendre. Je me suis toujours enthousiasmé pour l'articulation entre les images et les différentes tonalités. Quand j'avais 20 ans, je passais des heures, à New York, à ma fenêtre, à observer l'agitation de la rue, à laisser mon esprit vagabonder, à voir se former des images en fumant de l'herbe et en écoutant du dub ou du jazz des années 1930. C'est un bonheur de pouvoir poursuivre cette expérience sur grand écran, dans l'ambiance magique d'une salle de cinéma.»
(1)

Jérôme Gac

"Only Lovers left alive" © Le Pacte


(1) Télérama (12/02/2014)
(2) Les Inrockuptibles
(Octobre 1989)
(3) Studio Ciné Live
(Février 2014)


Du 9 au 28 septembre 2014, à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 11.